9
Camille se réveilla en sursaut. Pendant un court instant elle ne sut pas où elle était, puis elle se souvint et les battements de son cœur s’apaisèrent. Elle consulta sa montre. Il était sept heures du matin. Salim et le clochard dormaient profondément. Le chuchoteur remua contre son cou. Elle le caressa doucement, jusqu’à ce qu’il ronronne.
Elle pensait à ce qu’elle venait de vivre, à tous ces gens aux destins complexes qui se croisaient sans jamais se rencontrer, à l’injustice et à la force de la combattre. La vie et le destin du vieil homme qui les avait accueillis l’attristaient particulièrement. Il aurait tellement souhaité continuer à lire…
Le ronronnement du chuchoteur changea de ton et un petit dessin naquit, semblable à celui qu’avait créé le message de maître Duom. Les mots surgirent dans son esprit.
— Je crois que tu peux y arriver. Il faudra faire vite car l’autre ne tardera pas, mais c’est possible. Je m’occuperai de la porte. Ton hôte – il s’appelle Paul Verran – sera en sécurité dans les catacombes et tu t’enfuiras par la trappe avec Salim.
Camille frissonna avant de sourire largement.
La voix appartenait à la jeune femme qui, dans son souvenir, lui lisait l’histoire merveilleuse.
La voix de sa mère.
Elle s’assit sur la paillasse en secouant Salim.
— Réveille-toi, on s’en va.
— Quoi ?
— On s’en va.
— Mais on vient juste de fermer l’œil, protesta Salim.
— Non, c’est le matin.
— Mais…
— Je vais dessiner, Salim, et le Mentaï se pointera dans les secondes qui suivront. Il vaut mieux que nous soyons prêts !
Le clochard s’assit à son tour. Il tendit le bras et monta la flamme de la lampe.
— Que se passe-t-il, les mioches ? Le noir vous empêche de dormir ?
Camille le regarda gravement.
— Non, monsieur Verran.
— Comment connais-tu mon nom ?
— Ce serait trop long à raconter et nous n’avons pas le temps.
— Bon sang, petite, qu’est-ce que tu racontes ?
— Rien d’important. Maintenant écoutez-moi bien. Nous allons partir et vous ne nous reverrez jamais. Mais avant, il va se passer quelque chose d’étrange qu’il ne faudra pas chercher à comprendre. La porte métallique va s’ouvrir et vous vous enfuirez sans vous retourner, sans attendre, quoi qu’il se soit passé. Vous ne reviendrez que dans trois jours, il y va de votre vie.
— Mais…
— S’il vous plaît, monsieur Verran, ne posez pas de questions. Faites ce que je vous dis.
Le vieil homme la fixa longuement, en plissant les paupières. Finalement, il haussa les épaules.
— Comme tu veux, gamine. Si cette porte s’ouvre, je te promets de m’enfuir sans me retourner quoi qu’il se soit passé. Ça te va ?
Camille hocha la tête et se tourna vers son ami.
— Salim, tu montes à l’échelle, tu ouvres la plaque et tu m’attends en haut. D’accord ?
— Alors ça, pas question, s’insurgea le garçon, n’imagine pas que tu peux me faire faire n’importe quoi.
— Salim…
— D’accord, capitula-t-il. Je ne suis qu’un mollusque, je ne vois pas pourquoi j’essaie à tout prix de réfléchir. Tu ne veux plus dormir, parfait, je n’ai plus sommeil. Tu veux sortir, ça tombe bien, moi aussi. Je t’attends là-haut, mais tu as intérêt à te dépêcher.
Il empoigna l’échelle, grimpa jusqu’à la plaque sans voir le regard affectueux que Camille posait sur lui, et qui lui aurait sans doute permis de voler directement jusqu’à la sortie.
Camille attrapa le chuchoteur qui était resté sur la paillasse et caressa ses oreilles avant de le déposer près de la porte métallique.
— Ce n’est quand même pas ta bestiole qui va défoncer ce bloc d’acier, s’étonna le clochard.
En guise de réponse, Camille se concentra.
Elle savait qu’il lui fallait agir très vite, mais cela ne l’effrayait pas. Sa mère était vivante et la soutenait. Elle se sentait invulnérable.
Le dessin naquit, couleurs chatoyantes et formes arrondies. Avant qu’une réalité ne se soit figée, Camille modela sa création, la forçant à intégrer un corps réel au lieu d’en devenir un nouveau. Les couleurs environnèrent Paul Verran sans qu’il s’en rende compte, les formes jaillies de l’esprit de Camille le pénétrèrent, se lièrent à ses nerfs optiques, à ses pupilles, à ses iris, avant de basculer dans la réalité.
Il ouvrit de grands yeux émerveillés.
— Je vois, cria-t-il, je vois !
Le verrou de la porte métallique cliqueta et le battant s’ouvrit sur une galerie sombre.
— Il faut tenir votre promesse maintenant, lui rappela doucement Camille, partez sans attendre.
Il la contempla une seconde comme pour graver son image dans son esprit, puis il saisit la lampe à pétrole et s’enfonça dans l’obscurité. Camille attrapa le chuchoteur, le fourra dans sa poche et empoigna l’échelle.
Quand le mercenaire du Chaos arriva dans la salle, elle était vide. Aucune piste ne s’offrait à lui. De rage, il donna un violent coup de pied dans une caisse de bois, faisant tomber un livre dont il lut machinalement le titre, L’Art d’être grand-père.
Il ne comprit pas.